Le Rouge-Gorge
Par Jordan Tremblay Le rideau se referme sur lui-même. Le Rouge-Gorge se tient derrière terminant ainsi son spectacle et s’abreuvant des acclamations du fidèle public du Village. Toute vêtue de velours marine, la grande dame porte une longue robe moulante épousant ses formes. De longs gants couvrent ses avant-bras jusqu’en haut du coude et sa tête est recouverte d’un couvre-chef noir, ceinturé d’un galon et surmonté d’une gracieuse plume blanche aux reflets iridescents. La touche finale : une ceinture de cuir noire scindant sa taille et attirant l’œil des hommes vers sa taille parfaite. Son interprétation des meilleurs succès de Whitney Houston fit fureur et le public assoiffé en demande encore. Tous sont unanimes : le Rouge-Gorge de Ville-Marie est un trésor local qui un jour sera reconnu partout sur la scène québécoise. Elle est gracieuse et élégante, elle est magnifique et flamboyante, mais avant tout, elle est trop belle et trop parfaite pour un homme comme moi, qui ne suis qu'un rien dans un corps d'humain. À toutes les nuits, elle quitte la salle de spectacle à 1h30 après avoir salué ses fans, passe se chercher un burger extra cornichons au fast-food du coin, le dévore en claquant ses talons haut sur le trottoir et revient chez moi, toujours avant 2h00. À toutes les nuits, je la regarde se déshabiller pour se mettre confortable, je la caresse pour la faire se sentir bien, je la regarde se démaquiller et retirer ses breloques, je la complimente pour la voir sourire. À tous les soirs la même routine, les mêmes gestes, les mêmes discours. À tous les soirs, l'hypocrisie d'un amour perdu et l'envie d'y mettre fin. Et ce soir, la décision d'y mettre fin, le plan à exécuter, la mort, le sang. Dehors novembre, je suis absent. Mentalement. Il est 1h56, elle arrive chez moi. Elle passe la porte du bloc et se dirige vers les escaliers. Elle monte jusqu’au troisième en passant l’entrée à l’étage, tourne à gauche et se retrouve devant la porte grise métallique de mon appartement. J’entends la clé qui pénètre la serrure, ce son grinçant de vieille serrure souillée par le temps n’ayant jamais été entretenue. Elle ouvre la porte d’un coup et je la vois, grande et belle, massive et sensuelle, par le miroir juché dans l’entrée, au-dessus du petit banc dans lequel se trouvent nos chaussures. Refermant la porte derrière elle, elle passe au salon où elle enlève son grand manteau noir pour le déposer sur le fauteuil. Elle s’assied devant la maquilleuse, un vieux meuble des années 80 aux couleurs vives, d’où je la regarde par l’entremise de son miroir entouré de globes ronds comme celui d’une star. Ce soir, je la tuerai. Je mettrai un terme à sa vie et, lame au cou, le Rouge-Gorge cessera d’exister. Son regard est vide. Le mien l’est tout autant. Mes yeux bleus dans les siens, du même bleu azur, ma main d’ébène sur son épaule nue, nous échangeons un regard vide. Ce regard qu’ont les vieux couples malheureux, vivant de la honte d’un jour s’être mentis en se disant je t’aime et d’avoir perpétré ce mensonge au détriment du potentiel bonheur qu’ils auraient pu connaitre si l’éclair de la vérité avait frappé. Ce mensonge sur lequel une vie commune se base et pourrit les racines d’une fleur qui aurait pu être belle, mais qui es terne, humide et sans odeur, sans les couleurs auxquelles elle aurait droit. Quelque chose a changé dans ses yeux, quelque chose a changé dans les miens. Nous ne sommes que deux vies mourantes, coincées dans une prison charnelle où se confondent douceur et indifférence, où s’entrechoquent plaisir et culpabilité, où s’estompe l’amour qui laisse place à la honte. Je coupe ce moment de malaise glacial, je me lève et vais dans la cuisine. Je me verse un verre de vodka sur glace, je finis la bouteille. Je cale le verre et retourne vers le salon. Au passage, je prends dans mon tiroir, un long couteau que j’ai aiguisé toute la semaine, la lame étant maintenant tellement affutée qu’elle pourrait trancher en deux la plus épaisse des peaux, le plus résistant des cuirs. Je retourne m’asseoir, et cache le couteau à ma gauche sur le coussin en tissu aux motifs baroques sur lequel je suis assis. Voilà qu’elle retire ses boucles d’oreilles, doucement faisant fi de me regarder. Il est 2h13. J’aperçois près de l’horloge, l’affiche de son premier spectacle. Elle portait alors sa robe noire en satin, avec autour du cou, un boa en plumes écarlates. Le Rouge-Gorge, avec ses longs gants comme marque intemporelle de son élégance, son chapeau extravagant en avant plan. Ce soir-là, elle avait chanté un grand classique : MacArthur Park de Donna Summers. Elle l’avait interprété avec une justesse dans sa voix qui était hors de ce monde. Le matin suivant au Village, on l’avait décrit comme l’esprit réincarné d’une chanteuse éteinte. Ce souvenir me donne larme à l’œil : à ce moment la vie était si belle, nous vivions si bien tous les deux ensembles. Le temps a pris soin de bien effacer ce qui restait des liens entre nous. Nous ne sommes maintenant que deux êtres emprisonnés dans un avoir à l’imparfait, indissociable et insoluble. Le rideau se referme sur lui-même. Je reviens à moi, perdu dans mes pensées, j’avais oublié que je la regardais dans les yeux depuis tout ce temps, dans son regard vide et passif. Nous ne nous sommes pas regardés aussi longtemps depuis tellement de temps. Elle passe le chiffon mouillé de démaquillant sous son œil droit, tranquillement pour bien retirer chaque gramme de maquillage qui tient toujours. L’œil gauche y passe aussi, la peau qui s’étire sous son chiffon change radicalement de couleur, laissant place à la teinte ébène naturelle de sa petite pommette. Ensuite vient le tour du front, de la bouche pour retirer le rouge à lèvres qui passe du même bleu que sa robe pour en harmoniser les traits, à un brun clair naturellement pulpeux. La douceur de ses lèvres. J’y touche du doigt, je me souviens de la douceur de ses lèvres, de mes lèvres, de nos lèvres. Je les caresse tendrement, du bout du doigt. Ces lèvres ne m’appartiennent plus. Elles appartiennent à quelqu’un d’autre. Ces lèvres appartiennent au monde, à tout le monde, à personne. Peu importe, elles ne m’appartiennent plus. Il est 2h27. Elle se lève de son siège, se dirige vers la cuisine. Elle ouvre la porte du réfrigérateur, regarde consciencieusement ce qui reste. Elle a faim et elle va manger. Elle décide de sortir le petit panier de fraises, la chope de bleuets et les quelques framboises restantes, elle les mélange dans un bol, y ajoute de la vinaigrette balsamique, de la cassonade et du jus de citron. Son dessert préféré. Elle les mélange jusqu’à ce que chaque petit fruit soit bien luisant d’huile et granuleux de sucre. Elle prend le bol, s’assoit à table, reprend la fourchette que j’ai utilisé plus tôt pour manger mon mac’n cheese et commence à manger. Elle dévore chaque petit fruit en le savourant maladivement, et regarde dans le vide. Comme si subconsciemment elle avait deviné mes plans, qu’elle savait que ces petits fruits allaient être ses derniers, comme si la chaire qu’elle déchire entre ses dents allaient lui sauver la vie. Ce ne sera pas le cas. Les fruits ne redonnent pas le goût de la vie. Je me lève, je passe de la cuisine au salon. J’allume le tourne disque et vais regarder dans ma collection pour la musique d’ambiance appropriée. Je vois les vinyles d’ABBA, leurs plus grands succès, celui de Donna Summers que j’aimais tant, Whitney Houston, Diana Ross, Aretha Franklin et beaucoup d’autres de plusieurs variétés. Mon choix s’arrête toutefois sur un vinyle de Marie-Denise Pelletier, un vieux classique québécois qui ne cesse de m’apaiser en tant de souffrance. Je ne ressens rien. Rien d’autre que le vide existentiel. Elle se dirige vers la chambre pour aller se changer. Elle se déshabille complètement et s’arrête sur sa collection de robes. Elle passe chacune d’entre elles avec rigueur, en les regardant comme pour la dernière fois. Elle s’arrête sur sa longue robe écarlate en satin, moulante et mettant en relief sa carrure imposante. Elle l’enfile délicatement pour se regarder dedans. Elle s’admire longuement dans le miroir, se tourne, se retourne sur elle-même, elle danse avec moi, comme nous le faisions jadis. Je ne bouge pas, cependant, c’est elle qui fait tout le travail. Le tourne disque joue Tous les cris les S.O.S. Comme un fou va jeter à la mer, une bouteille vide et puis espère, qu’on pourra lire à travers… Je retourne au salon et regarde le petit tabouret sur lequel j’étais assis tout à l’heure. S.O.S s’écrit avec de l’air… Le couteau n’y est plus. Je me retourne et face à moi, je la vois dans le miroir, avec le couteau dans sa main droite. Je m’avance vers elle, quatre pas. Quatre pas qui durent quatre éternités. Quatre pas qui seront les derniers de tous les quatre pas. Je dessine à l’encre vide un désert. Je suis devant elle, nous sommes face à face. J’ai une larme à l’œil. Elle a une larme à l’œil. Nous avons une larme à l’œil. Je lui caresse la joue du revers du doigt, comme pour lui dire que tout va bien aller, que même si c’est la fin, que c’est pour le mieux. J’essuie sa larme. Elle essuie la mienne. Dans ce tourment d’émotions je lève la main, place la lame devant sa gorge, appuie sur la lame devant ma gorge. Je sens dans mon cou la menace de l’arme bien affutée. Je regarde une dernière fois dans le miroir, ses yeux azur, d’un bleu rassurant, enivrant et réconfortant, mon corps dans sa robe écarlate, son corps dans ma robe écarlate, pour ensuite m’ouvrir la gorge d’un seul geste et devant le miroir du salon, m’effondrer sur le sol. Il est 2h44. Le rideau se referme sur lui-même. Les vagues ramènent les pierres d’étoiles sur les rochers. Le rouge gorge est sur le sol, dans sa longue robe de satin écarlate, nos deux personnes libérées de ce corps qui nous gardait prisonnier. Nous sommes enfin libres, et nous nous envolons pour que je puisse enfin cesser d’exister. Le poids de deux consciences dans une même tête m’étant devenu insupportable, je me reposerai enfin. Et plus jamais… je n’entendrai… le Rouge Gorge… chanter.
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RédacteurVéronique Girard Archives
Décembre 2021
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